25.8.09

GI

(Ghost Island)

A environ une heure de bateau du port de Nagasaki, l’île abandonnée de Hishami s’effondre en silence. Surnommée Gunkajima (l'île navire de guerre) Cette ancienne exploitation de mines de charbon qui appartenait à Mitsubishi Motors fut autrefois l’endroit le plus densément peuplé sur Terre, concentrant 835 hab/ha pour l'île entière, ou 1,391 hab/ha pour le district résidentiel . Ce complexe fut en service de 1887 à 1974, après quoi l’industrie du charbon fit faillite et les mines fermèrent pour de bon. Comme ils avaient perdu leur emploi et n’avaient pas d’autre raison de rester dans ce cauchemar urbain miniature, en presque une nuit toute la population repartit pour la métropole, abandonnant et condamnant à la pourriture la majeure partie de leurs affaires.

Il est désormais absolument illégal de s'aventurer ne serait-ce qu'aux abords du lieu tant il est dangereux, et sa restauration inconcevable. Le Gouvernement ne tient pas non plus qu’on porte trop attention à ce lieu, témoin d'une révolution industrielle d'après-guerre plutôt rude.

Ouverte au public depuis 2009, il fut dangereux d'être pris en train de visiter l’île d’Hashima, les illégaux explorateurs écopant de 30 jours de prison suivis d’une déportation immédiate.


Si vous souhaitez en savoir plus sur des lieux abandonnés, je vous conseille de jeter un œil à cette base de données d'exploration urbaine, et aussi ici via google maps


Ce post fait écho à LS (La Soufrière) et UA (Underground Archeology) et aussi aux expéditions indiennes de Boiteàoutils
Merci à Benjamin

21.8.09

IV

(L'Insurrection qui Vint)

Rien de neuf ici, seulement une petite année de retard, et un post qui surfe sur la vague ultra-gauche, déjà largement médiatisé, mais ne sait-on jamais.


"Il n’y a pas de «catastrophe environnementale». Il y a cette catastrophe qu’est l’environnement. L’environnement, c’est ce qu’il reste à l’homme quand il a tout perdu. Ceux qui habitent un quartier, une rue, un vallon, une guerre, un atelier, n’ont pas d’« environnement », ils évoluent dans un monde peuplé de présences, de dangers, d’amis, d’ennemis, de points de vie et de points de mort, de toutes sortes d’êtres. Ce monde a sa consistance, qui varie avec l’intensité et la qualité des liens qui nous attachent à tous ces êtres, à tous ces lieux. Il n’y a que nous, enfants de la dépossession finale, exilés de la dernière heure – qui viennent au monde dans des cubes de béton, cueillent des fruits dans les supermarchés et guettent l’écho du monde à la télé– pour avoir un environnement. Il n’y a que nous pour assister à notre propre anéantissement comme s’il s’agissait d’un simple changement d’atmosphère. Pour s’indigner des dernières avancées du désastre, et en dresser patiemment l’encyclopédie. Ce qui s’est figé en un environnement, c’est un rapport au monde fondé sur la gestion, c’est-à-dire sur l’étrangeté. Un rapport au monde tel que nous ne sommes pas faits aussi bien du bruissement des arbres, des odeurs de friture de l’immeuble, du ruissellement de l’eau, du brouhaha des cours d’école ou de la moiteur des soirs d’été, un rapport au monde tel qu’il y a moi et mon environnement, qui m’entoure sans jamais me constituer. Nous sommes devenus voisins dans une réunion de copropriété planétaire. On n’imagine guère plus complet enfer. La situation est la suivante: on a employé nos pères à détruire ce monde, on voudrait maintenant nous faire travailler à sa reconstruction et que celle-ci soit, pour comble, rentable. L’excitation morbide qui anime désormais journalistes et publicitaires à chaque nouvelle preuve du réchauffement climatique dévoile le sourire d’acier du nouveau capitalisme vert, celui qui s’annonçait depuis les années 1970, que l’on attendait au tournant et qui ne venait pas. Eh bien, le voilà ! L’écologie, c’est lui ! Les solutions alternatives, c’est encore lui ! Le salut de la planète, c’est toujours lui ! Plus aucun doute : le fond de l’air est vert ; l’environnement sera le pivot de l’économie politique du XXIe siècle. À chaque poussée de catastrophisme correspond désormais une volée de « solutions industrielles ». C’est que l’environnement a ce mérite incomparable d’être, nous dit-on, le premier problème global qui se pose à l’humanité. Un problème global, c’est-à-dire un problème dont seuls ceux qui sont organisés globalement peuvent détenir la solution. Et ceux-là, on les connaît. Ce sont les groupes qui depuis près d’un siècle sont à l’avant-garde du désastre et comptent bien le rester, au prix minime d’un changement de logo.
L’écologie n’est pas seulement la logique de l’économie totale, c’est aussi la nouvelle morale du Capital. L’état de crise interne du système et la rigueur de la sélection en cours sont tels qu’il faut à nouveau un critère au nom duquel opérer de pareils tris. L’idée de vertu n’a jamais été, d’époque en époque, qu’une invention du vice. On ne pourrait, sans l’écologie, justifier l’existence dès aujourd’hui de deux filières d’alimentation, l’une « saine et biologique» pour les riches et leurs petits, l’autre notoirement toxique pour la plèbe et ses rejetons promis à l’obésité. L’hyper-bourgeoisie planétaire ne saurait faire passer pour respectable son train de vie si ses derniers caprices n’étaient pas scrupuleusement « respectueux de l’environnement ». Sans l’écologie, rien n’aurait encore assez d’autorité pour faire taire toute objection aux progrès exorbitants du contrôle. Traçabilité, transparence, certification, éco-taxes, excellence environnementale, police de l’eau laissent augurer de l’état d’exception écologique qui s’annonce. Tout est permis à un pouvoir qui s’autorise de la Nature, de la santé et du bien-être. «Une fois que la nouvelle culture économique et comportementale sera passée dans les moeurs, les mesures coercitives tomberont sans doute d’elles-mêmes. » Il faut tout le ridicule aplomb d’un aventurier de plateau télé pour soutenir une perspective aussi glaçante et nous appeler dans un même temps à avoir suffisamment «mal à la planète» pour nous mobiliser et à rester suffisamment anesthésiés pour assister à tout cela avec retenue et civilité. Le nouvel ascétisme bio est le contrôle de soi qui est requis de tous pour négocier l’opération de sauvetage à quoi le système s’est lui-même acculé. C’est au nom de l’écologie qu’il faudra désormais se serrer la ceinture, comme hier au nom de l’économie."

Comité invisible, L'insurrection qui vient

à télécharger ici

12.8.09


L'Amour Existe 
Maurice Pialat



Longtemps j’ai habité la banlieue. Mon premier souvenir est un souvenir de banlieue. Aux confins de ma mémoire, un train de banlieue passe, comme dans un film. La mémoire et les films se remplissent d’objets qu’on ne pourra plus jamais appréhender.

Longuement j’ai habité ce quartier de Courbevoie. Les bombes démolirent les vieilles maisons, mais l’église épargnée fut ainsi dégagée. Je troque une victime contre ces pierres consacrées ; c’était un camarade d’école ; nous chantions dans la classe proche : « Mourir pour la patrie », « Un jour de gloire vaut cent ans de vie ».

Les cartes de géographie Vidal de Lablache éveillaient le désir des voyages lointains, mais entretenaient surtout leur illusion au sein même de nos paysages pauvres.

Un regard encore pur peut lire sans amertume ici où le mâchefer la poussière et la rouille sont comme un affleurement des couches géologiques profondes.

Palais, Palace, Eden, Magic, Lux, Kursaal… La plus belle nuit de la semaine naissait le jeudi après-midi. Entassés au premier rang, les meilleures places, les garçons et les filles acquittent pour quelques sous un règne de deux heures.

Parce que les donjons des Grands Moulins de Pantin sont un « Burg » dessiné par Hugo, le verre commun entassé au bord du canal de l’Ourcq scintille mieux que les pierreries.

A quinze ans, ce n’est rien de dépasser à vélo un trotteur à l’entraînement. Le vent d’hiver coupait le polygone du Bois de Vincennes ; moins sévère que le vent de l’hiver à venir qui verrait les Panzers répéter sur le terrain.

Promenades, premiers flirts au bord de la Marne, ombres sombres et bals muets, pas de danse pour les filles, les guinguettes fermeraient leurs volets. Les baignades de la Marne, Eldorado d’hier, vieillies, muettes et rares dorment devant la boue.

Soudain les rues sont lentes et silencieuses. Où seront les guinguettes, les fritures de Suresnes ? Paris ne s’accordera plus aux airs d’accordéon.


La banlieue entière s’est figée dans le décor préféré du film français. A Montreuil, le studio de Méliès est démoli. Ainsi merveilles et plaisirs s’en vont, sans bruit

« La banlieue triste qui s’ennuie, défile grise sous la pluie » chantait Piaf. La banlieue triste qui s’ennuie, défile grise sous la pluie. L’ennui est le principal agent d’érosion des paysages pauvres.

Les châteaux de l’enfance s’éloignent, des adultes reviennent dans la cour de leur école, comme à la récréation, puis des trains les emportent.

La banlieue grandit pour se morceler en petits terrains. La grande banlieue est la terre élue du P’tit pavillon. C’est la folie des p’titesses. Ma p’tite maison, mon p’tit jardin, mon p’tit boulot, une bonne p’tite vie bien tranquille.

Vie passée à attendre la paye. Vie pesée en heures de travail. Vie riche en heures supplémentaires. Vie pensée en termes d’assistance, de sécurité, de retraite, d’assurance. Vivants qui achètent tout au prix de détail et qui se vendent, eux, au prix de gros.

On vit dans la cuisine, c’est la plus petite pièce. En dehors des festivités, la salle à manger n’ouvre ses portes qu’aux heures du ménage. C’est la plus grande pièce : on y garde précieusement les choses précieuses.

Vies dont le futur a déjà un passé et le présent un éternel goût d’attente.

Le pavillon de banlieue peut être une expression mineure du manque d’hospitalité et de générosité du Français. Menacé il disparaîtra.

Pour être sourde la lutte n’en est pas pour autant silencieuse. Les téméraires construisent jusqu’aux avants-postes.

L’agglomération parisienne est la plus pauvre du mon-de en espaces verts. Cependant la destruction systémati-que des parcs an-ciens n’est pas achevée. Massacre au gré des spéculations qui sert la mode de la ré-sidence de faux luxe, cautionnée par des arbres centenaires.

Voici venu le temps des casernes civiles. Univers concentrationnaire payable à tempérament. Urbanisme pensé en termes de voirie. Matériaux pauvres dégradés avant la fin des travaux.

Le paysage étant généralement ingrat. On va jusqu’à supprimer les fenêtres puisqu’il n’y a rien à voir.

Les entrepreneurs entretiennent la nostalgie des travaux effectués pour le compte de l’organisation Todt.

Parachèvement de la ségrégation des classes. Introduc-tion de la ségrégation des âges : parents de même âge ayant le même nombre d’enfants du même âge. On ne choisit pas, on est choisi.

Enfants sages comme des images que les éducateurs désirent. Jeux troubles dans les caves démesurées. Contraintes des jeux préfabriqués ou évasion ? Quels seront leurs souvenirs ?

Le bonheur sera décidé dans les bureaux d’études. La ceinture rouge sera peinte en rose. Qui répète aujourd’hui du peuple français qu’il est indiscipliné. Toute une classe conditionnée de copropriétaires est prête à la relève. Classe qui fait les bonnes élections. Culture en toc dans construction en toc. De plus en plus la publicité prévaut contre la réalité.

Ils existent à trois kilomètres des Champs-Élysées. Constructions légères de planches et de cartons goudronnés qui s’enflamment très facilement. Des ustensiles à pétrole servent à la cuisine et à l’éclairage.

Nombre de microbes respirés dans un mètre cube d’air par une vendeuse de grands magasins : 4 millions

Nombre de frappes tapées dans une année par une dactylo : 15 millions

Déficit en terrain de jeux, en terrain de sport :75%

Déficit en jardin d’enfant : 99%

Nombre de lycées dans les communes de la Seine : 9. Dans Paris : 29

Fils d’ouvriers à l’Université : 3%. A l’Université de Paris : 1,5%

Fils d’ouvriers à l’école de médecine : 0,9%.

A la Faculté de lettres : 0,2%

Théâtre en-dehors de Paris : 0. Salle de concert : 0


La moitié de l’année, les heures de liberté sont dans la nuit. Mais tous les matins, c’est la hantise du retard.

Départ à la nuit noire. Course jusqu’à la station. Trajet aveugle et chaotique au sein d’une foule serrée et moite. Plongée dans le métro tiède. Interminable couloir de correspondance. Portillon automatique. Entassement dans les wagons surchargés. Second trajet en autobus. Le travail est une délivrance. Le soir, on remet ça : deux heures, trois heures, quatre heures de trajet chaque jour.

Cette eau grise ne remue que les matins et les soirs. Le gros de la troupe au front du travail, l’arrière tient. Le pays à ses heures de marée basse.


L’autobus, millionnaire en kilomètres, et le travailleur, millionnaire en geste de travail, se sont séparés une dernière fois, un soir, si discrètement qu’ils n’y ont pas pris garde.

D’un côté les vieux autobus à plate-forme n’ont pas le droit à la retraite, l’administration les revend, ils doivent recommencer une carrière.

De l’autre, les vieux travailleurs. Vieillesse qui doit, dans l’esprit de chaque salarié, indubitablement survenir. Vieillesse comme récompense, comme marché que chacun considère avoir passé. Ils ont payé pour ça. Payé pour être vieux. Le seul âge où l’on vous fout la paix. Mais quelle paix ? Le repos à neuf mille francs par mois. L’isolement dans les vieux quartiers. L’asile. Ils attendent l’heure lointaine qui revient du pays de leur enfance, l’heure où les bêtes rentrent. Collines gagnées par l’ombre. Aboiement des chiens. Odeur du bétail. Une voix connue très lointaine… Non. Ils pourraient tendre la main et palper la page du livre, le livre de leur première lecture.


Les squares n’ont pas remplacé les paysages de L’Ile de France qui venaient, hier encore, jusqu’à Paris, à la rencontre des peintres.

Le voyageur pressé ignore les banlieues. Ces rues plus offertes aux barricades qu’aux défilés gardent au plus secret des beautés impénétrables. Seul celui qui eût pu les dire se tait. Personne ne lui a appris à les lire. Enfant doué que l’adolescence trouve cloué et morne, définitivement. Il n’a pas fait bon de rester là, emprisonné, après y être né. Quelques kilomètres de trop à l’écart.

Des années et des années d’hôtels, de « garnis ». Des entassements à dix dans la même chambre. Des coups donnés, des coups reçus. Des oreilles fermées aux cris. Et la fin du travail à l’heure où ferment les musées. Aucune promotion, aucun plan, aucune dépense ne permettra la cautérisation. Il ne doit rien rester pour perpétrer la misère. La leçon des ténèbres n’est jamais inscrite au flanc des monuments.

La main de la gloire qui ordonne et dirige, elle aussi peut implorer. Un simple changement d’angle y suffit.


Ici le court métrage complet

11.8.09


Modernité Liquide
Entretien avec Zygmunt Baumann



Zygmunt Bauman est l'un des sociologues actuels les plus influents. Il affirme que nous sommes entrés dans une nouvelle phase de la modernité. Avec cette « seconde modernité » ou, selon l'expression de Z. Bauman, la « modernité liquide », les individus sont désormais libres de se définir en toute circonstances. Rejoignant sur ce point l'analyse d'A. Giddens, Z. Bauman modère l'enthousiasme de ce dernier quant aux vertus de cette évolution. Livre après livre, Z. Bauman n'a de cesse de recenser les dégâts de nos « sociétés individualisées ». A ses yeux, celles-ci vont de pair avec une extrême précarisation des liens, qu'ils soient intimes ou sociaux. L'approfondissement de la modernité est aussi son dévoiement, l'exaltation de l'autonomie ou de la responsabilité individuelle mettant chacun en demeure de résoudre des problèmes qui n'ont d'autres solutions que collectives.

Pourquoi la « liquidité » vous semble-t-elle une bonne métaphore de la société actuelle ?
Contrairement aux corps solides, les liquides ne peuvent pas conserver leur forme lorsqu'ils sont pressés ou poussés par une force extérieure, aussi mineure soit-elle. Les liens entre leurs particules sont trop faibles pour résister... Et ceci est précisément le trait le plus frappant du type de cohabitation humaine caractéristique de la « modernité liquide ». D'où la métaphore. Les liens humains sont véritablement fragiles et, dans une situation de changement constant, on ne peut pas s'attendre à ce qu'ils demeurent indemnes. Se projeter à long terme est un exercice difficile et peut de surcroît s'avérer périlleux, dès lors que l'on craint que les engagements à long terme ne restreignent sa liberté future de choix. D'où la tendance à se préserver des portes de sortie, à veiller à ce que toutes les attaches que l'on noue soient aisées à dénouer, à ce que tous les engagements soient temporaires, valables seulement « jusqu'à nouvel ordre ». La tendance à substituer la notion de « réseau » à celle de « structure » dans les descriptions des interactions humaines contemporaines traduit parfaitement ce nouvel air du temps. Contrairement aux «structures » de naguère, dont la raison d'être était d'attacher par des noeuds difficiles à dénouer, les réseaux servent autant à déconnecter qu'à connecter...


Vous avez consacré un livre aux relations amoureuses d'aujourd'hui. Est-ce un domaine privilégié pour analyser les sociétés d'aujourd'hui ?Les relations amoureuses sont effectivement un domaine de l'expérience humaine où la « liquidité » de la vie s'exprime dans toute sa gravité et est vécue de la manière la plus poignante, voire la plus douloureuse. C'est le lieu où les ambivalences les plus obstinées, porteuses des plus grands enjeux de la vie contemporaine, peuvent être observées de près. D'un côté, dans un monde instable plein de surprises désagréables, chacun a plus que jamais besoin d'un partenaire loyal et dévoué. D'un autre côté, cependant, chacun est effrayé à l'idée de s'engager (sans parler de s'engager de manière inconditionnelle) à une loyauté et à une dévotion de ce type. Et si à la lumière de nouvelles opportunités, le partenaire actuel cessait d'être un actif, pour devenir un passif ? Et si le partenaire était le(la) premier(ère) à décider qu'il ou elle en a assez, de sorte que ma dévotion finisse à la poubelle ? Tout cela nous conduit à tenter d'accomplir l'impossible : avoir une relation sûre tout en demeurant libre de la briser à tout instant... Mieux encore : vivre un amour vrai, profond, durable ? mais révocable à la demande... J'ai le sentiment que beaucoup de tragédies personnelles dérivent de cette contradiction insoluble. Il y a seulement dix ans enarrière, la durée moyenne d'un mariage (sa « période critique ») était de sept ans. Elle n'était plus que de dix-huit mois il y a deux ans de cela. Au moment même où nous parlons, tous les tabloïds britanniques nous informent que « Renée Zellweger, qui a interprété le rôle de Brit, l'amoureuse transie du Journal de Bridget Jones et la pop'star Kenny Chesney s'apprêtent à annuler leur mariage, vieux de quatre mois ». L'amour figure au premier chef des dommages collatéraux de la modernité liquide. Et la majorité d'entre nous qui en avons besoin et courons après, figurons aussi parmi les dégâts...

Vous considérez la « moralité » comme une réponse à la fragmentation de la société, à la précarité des engagements. Pourquoi cela ?Comme j'ai tenté de l'expliquer, la contradiction à laquelle nous sommes confrontés est réelle ? et aucune solution évidente, ne parlons même pas de « solution clé en main », n'est disponible en magasin. Vouloir sauver l'amour du tourbillon de la « vie liquide » est nécessairement coûteux. La moralité, comme l'amour, est coûteuse ? ce n'est pas une recette pour une vie facile et sans souci, comme peuvent le promettre les publicités pour les biens de consommation. La moralité signifie « être pour l'autre ». Elle ne récompense pas l'amourpropre (Z.B. emploie l'expression française). La satisfaction qu'elle confère à l'amant découle du bien-être et du bonheur de l'être aimé. Or, contrairement à ce que les publicités peuvent suggérer, faire don de soi-même à un autre être humain procure un bonheur réel et durable. On ne peut pas refuser le sacrifice de soi et s'attendre dans le même temps à vivre l'« amour vrai » dont nous rêvons tous. On peut faire l'un ou l'autre, mais difficilement les deux en même temps... Tzvetan Todorov a justement pointé le fait que, contrairement à ce qu'entretient la croyance populaire (croyance responsable de nombreux désastres dans les sociétés modernes et dans la vie de leurs membres), la valeur véritable, celle qui devrait être recherchée et pratiquée, c'est la bonté et non le « bien ». De nombreux crimes répugnants, collectifs aussi bien qu'individuels, ont été perpétrés, au cours du siècle dernier (et encore aujourd'hui), au nom du bien. Le bien renvoie à une valeur absolue : si je sais ce que c'est, je suis autorisé à justifier n'importe quelle atrocité en son nom. La bonté signifie au contraireécouter l'autre, elle implique un dialogue, une sensibilité aux raisons qu'il ou elle peut invoquer. Le bien évoque l'assurance et la suffisance, la bonté plutôt le doute et l'incertitude ?mais Odo Marquard, sage philosophe allemand, nous rappelle que lorsque les gens disent qu'ils savent ce qu'est le bien, vous pouvez être sûr qu'ils vont se battre au lieu de se parler...


Vous opposez la « liquidité » du monde d'aujourd'hui à la « solidité » des institutions du monde industriel d'hier (de l'usine à la famille). Ne surévaluez-vous pas la puissance de ces institutions, leur capacité de contrôle sur les individus ?Le terme « solidité » ne renvoie pas simplement au pouvoir. Des institutions « solides » ? au sens de durables et prévisibles ? contraignent autant qu'elles rendent possible l'action des acteurs. Jean-Paul Sartre, dans un mot fameux, a insisté sur le fait qu'il n'est pas suffisant d'être « né » bourgeois pour « être » un bourgeois : il est nécessaire de « vivre sa vie entière comme un bourgeois »... Du temps de J.-P. Sartre, cependant, lorsque des institutions durables encadraient les processus sociaux, profilaient les routines quotidiennes et conféraient des significations aux actions humaines et à leurs conséquences, ce que l'on devait faire afin de « vivre sa vie comme un bourgeois » était clair, pour le présent autant que pour un futur indéfini. On pouvait suivre la route choisie en étant peu exposé au risque de prendre un virage qui serait rétrospectivement jugé erroné. On pouvait alors composer ce que J.-P. Sartre appelait « le projet de la vie » ? et l'on pouvait espérer de la voir se dérouler jusqu'à son terme. Mais qui pourrait rassembler assez de courage pour concevoir un projet « d'une vie entière », alors que les conditions dans lesquelles chacun doit accomplir ses tâches quotidiennes, que la définition même des tâches, des habitudes, des styles de vie, que la distinction entre le « comme il faut » et le « il ne faut pas », tout cela ne cesse de changer de manière imprévisible et beaucoup trop rapidement pour se « solidifier » dans des institutions ou se cristalliser dans des routines ?

Peut-on simplement penser les sociétés actuelles comme composées d'individus livrés à eux-mêmes ?Notre « société individualisée » est une sorte de pièce dans laquelle les humains jouent le rôle d'individus : c'est-à-dire des acteurs qui doivent choisir de manière autonome. Mais faire figure d'Homo eligens (d'« acteur qui choisit ») n'est pas l'objet d'un choix. Dans La Vie de Brian, le film des Monty Python, Brian (le héros) est furieux d'avoir été proclamé Messie et d'être suivi partout par une horde de disciples. Il tente désespérément de convaincre ses poursuivants d'arrêter de se comporter comme un troupeau de moutons et de se disperser. Le voilà qui leur crie « Vous êtes tous des individus ! »« Nous sommes tous des individus ! », répond à l'unisson le choeur des dévots. Seule une petite voix solitaire objecte : « Pas moi... » Brian tente une autre stratégie : « Vous devez être différents ! », crie-t-il. « Oui, nous sommes tous différents », acquiesce le choeur avec transport. A nouveau, une seule voix solitaire objecte : « Pas moi... » En entendant cela, la foule en colère regarde autour d'elle, avide de lyncher le dissident, pour peu qu'elle parvienne à l'identifier dans une masse d'individus identiques...
Nous sommes tous des « individus de droit » appelés (comme l'a observé Ulrich Beck) à chercher des solutions individuelles à des problèmes engendrés socialement. Comme par exemple acheter le bon cosmétique pour protéger son corps de l'air pollué, ou bien « apprendre à se vendre » pour survivre sur un marché du travail flexible. Le fait que l'on obtienne de nous que nous recherchions de telles solutions ne signifie pas que nous soyons capables de les trouver. La majorité d'entre nous ne dispose pas, la plupart du temps, des ressources requises pour devenir et demeurer des « individus de facto ». En outre, il n'est absolument pas sûr que des solutions individuelles à des problèmes socialement construits existent réellement. Comme Cornelius Castoriadis et Pierre Bourdieu l'ont répété infatigablement, s'il y a une chance de résoudre des problèmes engendrés socialement, la solution ne peut être que collective.

La notion d'hybridité culturelle revient pour vous à des identités « liquides », « flexibles », aux composantes interchangeables. L'hybridité ne peut-elle pas donner lieu à des identités durables ?P. Bourdieu a montré il y a quelques décennies que plus une catégorie sociale était située en haut de la « hiérarchie culturelle » (les privilèges sociaux étaient alors toujours défendus en termes de « supériorité culturelle », la culture des « classes supérieures » étant définie comme la « culture supérieure »), plus son goût artistique et son style de vie était confinés de manière stricte et précise. Ce n'est plus le cas le aujourd'hui (si vous en doutez, consultez l'étude stimulante d'Yves Michaud, L'Art à l'état gazeux). Les « élites » s'enorgueillissent d'être des omnivores culturels : elles font ce qu'elles peuvent (et ce qui est couramment requis) pour apprécier toute la production disponible, et pour se sentir aussi à leur aise dans la culture d'élite que dans la culture populaire. Se sentir partout chez soi signifie cependant n'être jamais chez soi nulle part. Ce type de « chez soi » ressemble à s'y méprendre à un no man's land. Ce sont comme des chambres d'hôtel. Si la sorte de culture que l'on pratique est un instrument de distinction sociale, alors posséder et conserver un goût fluide ou flexible, éviter tout engagement et être prêt à accepter, promptement et rapidement, toute la production culturelle disponible, maintenant ou dans un futur inconnu, est devenu à notre époque LE signe de distinction. C'est aussi un dispositif de séparation, consistant à se maintenir à distance des groupes ou des classes qui sont englués dans un syndrome culturel résistant au changement. Il découle de toutes mes investigations que la séparation sociale, la liberté de mouvement, le non-engagement sont les premiers enjeux d'un jeu culturel qui s'avère d'une importance cruciale pour les élites « globales » contemporaines. Ces élites (aussi bien intellectuelles que culturelles) sont mobiles et extraterritoriales, contrairement à la majorité de ceux qui demeurent « attachés au sol ». « L'hybridité culturelle » est, peut-on avancer, une glose théorique sur cette distinction. Elle ne semble, de ce fait, en aucun cas une étape sur la route de l'« unité culturelle » de l'humanité.


La notion de paysage (scape) ou de « couloirs culturels transnationaux » évoque cependant un autre type d'hybridité, celle naissant d'une interaction entre différentes parties du monde et permettant à des populations, des migrants par exemple, de s'inscrire durablement dans un espace culturel composite...La mondialisation ne se déroule pas dans le « cyberespace », ce lointain « ailleurs », mais ici, autour de vous, dans les rues où vous marchez et à l'intérieur de chez vous... Les villes d'aujourd'hui sont comme des décharges où les sédiments des processus de mondialisation se déposent. Mais ce sont aussi des écoles ouvertes 24 heures sur 24 et 7 jours sur 7 où l'on apprend à vivre avec la diversité humaine et où peut-être on y prend plaisir et on cesse de voir la différence comme une menace. Il revient aux habitants des villes d'apprendre à vivre au milieu de la différence et d'affronter autant les menaces que les chances qu'elle représente. Le « paysage coloré des villes » suscite simultanément des sentiments de « mixophilie » et de « mixophobie ». Interagir quotidiennement avec un voisin d'une « couleur culturelle » différente peut cependant permettre d'apprivoiser et domestiquer une réalité qui peut sembler effrayante lorsqu'on l'appréhende comme un « clash de civilisation »...

Propos recueillis par Xavier de la Vega
Le lien ici